Au mémorial de l’Holocauste à Berlin en Août 2008, j’ai posé les mains sur la pierre lisse et les images ont défilé en moi. (Comme) venues d’ailleurs, les images du passé, celui composé par les livres d’histoires, les films, les documents, celui recomposé par la mémoire que l’on m’a dite, loin des camps. Les nuits dans la cave (de l’appartement de) Paris, le ciel rougi des bombes sur la ville, les images de l’église d’Oradour, le bruit des pas des réfugiés fuyant en exode vers les zones protégées, le bruit des pas (de mon grand père), échappé (et) miraculé (d’)un oflag (de) la Pologne, (les) images (en lui) enregistrées lors qu’il traversait l’Europe d’Est en Ouest, (téléphonant de Strasbourg et) apparaissant un matin (au coin du Boulevard Pasteur). Encore des images, celles du pavé humide et sonore d’un matin d’hiver à Paris ou dans n’importe quelle ville de province, ou encore à Lyon où, bien que le temps a passé depuis, je crois sentir résonner en moi le claquement feutré du soulier furtif de Jean Moulin et des anonymes intrigants, au delà de la peur, pour nous rendre, la liberté dont aujourd’hui encore nous jouissons. Vifs.
Au Mémorial de l’Holocauste à Berlin en août 2008, j’ai posé les mains sur la pierre froide, les larmes coulaient sur mes joues et dans mon cœur je sentais, à cet instant que toutes mes pensées précipitaient, concentrées, comme revenant de partout en moi, tous mes voyages intérieurs au travers des souffrances de l’Europe en guerres, (celles de 39/45, et celle de 14/18 et celle de 70,) toutes les guerres en moi recomposées au hasard de mes lectures ou des cours professés ou des films ou des photographies ou des récits entendus.
Fragiles Métamorphoses.
J’ai ressenti là, le corps posé contre la pierre froide et lisse du mémorial de l’Holocauste à Berlin, par cette belle journée claire et venteuse d’août 2008, j’ai ressenti en moi la Fragile Métamorphose qui de tant de souffrances me poussaient vers demain, vers ce jour où, parce que les allemands disent ici leur souffrance de ces horreurs perpétrées, le pardon, pour moi qui n’a pas connu cette guerre, le pardon et la réconciliation intérieures étaient possible.
Fragiles Métamorphose : lent mouvement intérieur, lourd mouvement.
Il s’agit un instant, un instant seulement, mais tout un instant, de confronter en soi, lors que l’on s’y attendait si peu ou si peu consciemment, de confronter en soi, disais je, les images du passé avec leur flot de sensations et de souvenirs entendus ou inventés mais ressentis. Il s’agit une fois encore de dire que l’on se présente ici face à soi.
De quoi sont faites, de quels bois, de quels arbres, de quelles essences, de quels mélanges intimes sont faites nos « fragiles métamorphoses » ? Comment les souvenirs et les sensations accumulées et rangées au hasard très organisé de notre pensée, comment les souvenirs sont ils venus ici, comme en rendez vous avec nous même, pour précipiter et nous donner la force alors de percevoir, d’entendre et d’accepter de tourner une page ?
A cet instant, là, au pied du mémorial symbole de nos mémoires aigues, pensé par un architecte de génie, qui aurait vu en nous et trouvé en lui les réponses à nos questions. Au pied sur le sol de cette terre qui a vu tant de souffrances et d’horreurs et de tragédies et de doutes et de retour finalement au calme et à la raison, j’ai senti, qu’enfin, intérieurement j’acceptais l’osmose qui m’était proposée. J’ai accepté de tourner la page, non pas d’oublier, sûrement pas, mais de tourner la page, au nom de moi même mais aussi, présomptueux, au nom des miens. Les miens au sens large, (celles et ceux de ma famille) et les autres, tous les autres.
Fragile Métamorphose en soi qui s’opère, après tout ce temps et intégrant en soi tant et tant que cela ne peut pas tenir en soi et que cela nous déborde. Et je trouve rassurant que cela nous déborde. Je sens que les mémoires nous débordent que nous partons pour un autre voyage, vers de nouveaux rivages, vers une nouvelle métamorphose, fragile certainement.
Des mises en mémoire, des informations cumulées, des sensations, des sentiments du passé, une succession surprenante d’impressions de « déjà vu ».
Je vous parle ici d’une Fragile Métamorphose qui n’est pas directement celle que Réjean présente ce soir. Et pourtant.
Il a dit Fragile Métamorphose et les mots ont touché en moi une corde sensible. Je vous ai donc parlé de mon voyage intérieur, d’une fragile métamorphose. J’ai beaucoup hésité à le faire. Parce que notre sujet c’est le travail de Réjean et pas mon intériorité. Pourtant vous venez de m’entendre. C’est que j’ai considéré qu’au delà de son travail propre Réjean, l’artiste quand il atteint ce degré d’intériorité et de poésie, vous projette au delà de son travail propre au point qu’il peut sembler parfois que l’on entre en résonance avec lui, à son insu.
Il est le médiateur dont chacun d’entre nous a besoin pour accéder en relative paix à sa part artistique intérieure.
Fragiles Métamorphoses. Ce que le travail de l’artiste révèle ou réveille en nous, cette part endormie, juste assoupie ou simplement oubliée et qui ressurgit, devant la toile ou la pièce exposée.
S’il faut à chacun de nous une fonction dans nos sociétés de systèmes, j’avancerai alors que la fonction de l’artiste est de nous porter vers la poésie du monde. Poésie plus ou moins marquée par un esthétisme que d’aucun rejettent et que d’autres préservent, mais là n’est pas le sujet.
L’artiste nous ouvre à la poésie du Monde. Car ce Monde porte en lui et il porte en nous, une forme de poésie. Si nous acceptons cela et de passer avec nous mêmes des moments de retrait et de calme, de pensées vagabondes, d’images, de sons et de sens, librement sans contraintes, alors, les formes variées et poétiques du monde s’offrent à nous.
Souvenez vous du bloc de glace et de la figure fantomatique évanescente qui projetée exprimait un état intermédiaire entre vie et au delà. L’ombre des pierres suspendues. Réjean entamait un cheminement des formes et des idées que nous exprimions par cet état intermédiaire et furtif entre jour et nuit, entre chien et loup, ce rayon vert peut-être imaginaire cette dimension que nous avons qualifiée de Twilight zone.
Cette fois Réjean marche dans le grand parc près du musée des Beaux Arts de Gand. Il foule cette terre pour en sentir les vibrations. C’est déjà l’automne. Il rêve. Il marche et trouve sur son chemin un marron au sol encore pris dans sa cabosse pointue, fendue, déjà ouverte, entre deux états. Il pense.
Précisément ce qui l’occupe, sa recherche porte sur le lien entre le vivant et l’inerte. Il a l’intuition que ce lien dont on voudrait que les limites soient claires : ceci est inerte, ceci est vivant, est en fait moins nette. Plus tard il découvrira dans une revue scientifique que les chercheurs proposent une hypothèse aujourd’hui que la vie est aussi à la frontière de l’inerte, précisément dans le minéral inerte, dans les cristaux. La vie à un stade très primaire, mais voilà qui vient confirmer l’intuition de Réjean et alimenter sa recherche pendant toute l’année dernière à l’Académie des Beaux Arts de Gand.
Vous découvrirez ce soir la rétrospective des travaux de cette année et de cette phase de sa recherche. En perspective vous vous souviendrez de son exposition en Mémoires. A la recherche de lui même il explore encore les frontières sensibles du vivant et de l’inerte, qui serait non pas sans vie mais seulement assoupi, entre deux états, cristallisé, en attente de dégel, un pont entre deux rives, illustrant une fois encore, sous un angle différent, éclairant d’un jour nouveau l’idée à forte charge poétique de Twilight zone.
La particularité du vivant repose sur cette situation de déséquilibre qui transforme l’air absorbé en gaz carbonique ; les lipides, les glucides et les protides, en muscles, en organes vivants. Il y a bien transformation de l’inerte vers l’organique.
Le processus de Métamorphose, fragile certainement, porte en lui une incertitude et une attente sur ce qui va paraître. Vivant déséquilibre, transformation de la matière, l’art, quand il fonctionne, c’est un peu cela aussi : la transformation de la matière en quelque chose d’autre. Le vivant est traversé par des flux. L’inerte aussi.
Fragile Métamorphose. Réjean a utilisé son corps comme le moule d’une forme inerte en métal, son corps informe la matière inerte qui prend forme, qui à son tour a permis le moulage du papier vivant organique fragile, puis le moule est compressé pour s’extraire de la forme de papier (les jeux de lumières aussi dans cette forme légère et suspendue), cette forme de papier devenue cocon et matrice à son tour, puis encore la forme de métal recouverte cette fois d’une fine peau de terre, qui sèche et se craquèle, une cabosse à peine ouverte qui laissera s’échapper un marron mûr.
Il a poursuivi son travail mettant en jeu son corps. Utilisant des petits objets minéraux pour suggérer les vibrations qu’il trouve dans ce que l’on considère inerte.
Enfin de grands formats dessinés où le corps est mis en jeu et dont la photo fait l’illustration.
Fragiles Métamorphoses des liens entre l’inerte et le vivant, le minéral et l’organique où la frontière entre les deux apparaît progressivement mouvante et non figée. Réjean crée et invente Fragile Métamorphose, Fragile, la Métamorphose se produit.
La poésie du monde : en ce qu’elle rend capable l’Homme du meilleur, en ce qu’elle dit le meilleur de l’Homme. De la poésie du monde l’artiste, et Réjean parmi eux, de la poésie du monde, de nos fragiles métamorphoses, l’artiste, est le plus noble médiateur.
Je vous remercie de vous.
Prenez soin de vous. *1
Emmanuel Druon
Novembre 2008
*1.Barbara !